20 janvier 2018

[Peregrinus] La liturgie en Révolution (5) : Jansénisme, Révolution et liturgie en langue vulgaire

SOURCE - Peregrinus - 20 janvier 2018

Tout d’abord Eglise établie, soutenue par les autorités civiles, l’Eglise constitutionnelle sort profondément ébranlée de la persécution terroriste qui frappe son clergé à partir de l’automne 1793. En 1795, lorsque s’amorce la reprise du culte, la Constitution civile du clergé a été abrogée par la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Environ vingt mille prêtres, soit plus de la moitié du clergé assermenté, ont abdiqué leurs fonctions sacerdotales ; quatre à six mille se sont mariés. Parmi ceux qui n’ont pas abandonné l’état ecclésiastique, nombreux sont ceux qui rétractent leurs serments et demandent leur réconciliation au clergé réfractaire.

Un immense effort de réorganisation s’impose donc au clergé schismatique. Il est porté tout d’abord par un net infléchissement doctrinal et spirituel. Malgré ses réminiscences richéristes, la Constitution civile du clergé répondait avant tout aux aspirations de légistes imprégnés de philosophisme (1). L’expérience de la persécution et la séparation de l’Eglise et de l’Etat donnent cependant une vigueur nouvelle, au sein du clergé constitutionnel, aux courants jansénisants, gallicans et rigoristes qui espèrent un retour providentiel à la primitive Eglise. Défections et apostasies favorisent une telle lecture des événements. En effet, elles ont séparé du clergé constitutionnel la plupart de ses éléments mondains ou scandaleux. Les prêtres qui ont tenu bon sont ainsi enclins à se considérer comme le petit reste, éprouvé comme les confesseurs de la foi du temps de Dèce ou de Dioclétien : significativement, les ecclésiastiques qui ont remis aux autorités leurs lettres de prêtrise sont dénoncés comme « traditeurs ». 

C’est à la lumière de ce nouvel état d’esprit primitiviste, mais très hostile à la philosophie, que doivent se comprendre les expériences liturgiques menées de 1795 à la liquidation de l’Eglise constitutionnelle en 1801. La liturgie en langue vulgaire est alors, avec la réconciliation des traditeurs, les relations entre évêques et prêtres et les rapports avec Rome et le clergé fidèle, l’une des principales questions qui divisent l’ancien clergé assermenté. 
En effet, malgré l’effondrement de ses effectifs et l’impulsion nouvelle que tentent de lui donner les « Evêques réunis », l’Eglise constitutionnelle (2) demeure parcourue de profondes divisions théologiques et pastorales. Lorsque Henri Reymond, évêque intrus de l’Isère, propose, pour favoriser la réunion aux protestants, la messe en français, la suppression des messes basses et des autels latéraux (3), ses propositions doivent bien plus à son richérisme syndical ouvert à l’influence des Lumières qu’à un jansénisme auquel il est foncièrement étranger. La plupart des tentatives d’introduire l’usage de la langue vulgaire dans la liturgie n’en émanent pas moins de la frange jansénisante du clergé constitutionnel. 

En effet, dans les dernières décennies de l’Ancien Régime, les prêtres favorables à la liturgie en vernaculaire se recrutent surtout parmi les jansénistes (4). On en trouve un exemple à la veille de la Révolution sous la plume d’Edme Moreau, chanoine de la cathédrale d’Auxerre. « Les Laïcs dans les premiers siecles de l’Eglise, explique le chanoine Moreau, n’étoient pas moins zélés que les Prêtres, ni moins assidus à la priere à toutes les heures. […] St. Chrysostome rétablit à Constantinople l’office de la nuit. Il invite les fideles à s’y rendre, & leurs femmes à prier dans leur maison. » Cette prière continuelle de l’Eglise entière lui obtenait de Dieu toutes les grâces dont il la comblait. Cependant, ajoute le chanoine, « cette dévotion a cessé, lorsque la langue latine ne fut plus entendue par le peuple (5). »

A la disparition du latin comme langue vulgaire, l’abbé Moreau associe donc la fin de l’unanimité surnaturelle de la prière de l’ensemble du peuple chrétien. Cependant, il faut noter que le chanoine, qui ne dissimule pas plus ses revendications richéristes que ses convictions jansénistes, se garde alors de demander la traduction des offices. Comme l’a justement noté dom Guéranger (6), Jacques Jubé, curé d’Asnières, qui a peut-être porté le plus loin les expérimentations liturgiques d’une partie du milieu janséniste au XVIIIe siècle, n’est jamais allé jusqu’à passer à la langue vulgaire dans la liturgie. On trouve la même réserve hors de France, chez les jansénistes toscans, dont le synode, réuni en 1786 par l’évêque de Pistoie Scipione de Ricci, a un grand retentissement bien au-delà de l’Italie. Le synode plaide tout d’abord sans équivoque en faveur de la liturgie en langue vulgaire :
La Liturgie est une action commune au Prêtre & au peuple. Convaincu de ces principes, le S. Synode desireroit la suppression de ce qui a contribué a en faire oublier une partie, en rappellant la Liturgie à une plus grande simplicité dans ses Ceremonies ; en l’exprimant en langue vulgaire, & en la prononçant d’une voix élevée.
Les pères synodaux s’empressent cependant d’ajouter : 
Mais comme les circonstances ne lui permettent pas de satisfaire ses desirs sur ces Articles, il se borne à renouveller la loi du Concile de Trente, qui ordonne aux Pasteurs d’expliquer quelque partie de la Liturgie, dans toutes les Instructions qu’ils font pendant la Messe les jours de Fête ; & il les exhorte à distribuer aux fideles des Livres, où l’Ordinaire de la Messe se trouve traduit en langue vulgaire (7).
On le voit, il s’agit alors d’aspirations qui ne sont pas jugées réalisables : même pour des jansénistes qui font de la primitive Eglise un modèle opératoire, la liturgie en langue vulgaire relève du passé idéalisé des « beaux jours de l’Eglise » et non des réformes qu’il est possible d’entreprendre.
        
La Révolution constitue à cet égard une rupture incontestable. Ce qui n’était qu’un vœu sans véritable conséquence devient un programme d’action pour des ecclésiastiques convaincus de revivre les premiers temps du christianisme, libérés de la tutelle de Rome et des anciens évêques comme de celle de l’Etat. La Révolution, et plus particulièrement la réorganisation de 1795, est ainsi l’occasion d’un passage à l’acte pour certains jansénistes constitutionnels. 

Il faut se garder, dans l’examen des rapports entre jansénisme et expériences liturgiques, de toute simplification excessive : comme on l’a vu, le janséniste anticonstitutionnel Maultrot était hostile à la liturgie en langue vulgaire, et parmi les constitutionnels jansénistes, les adversaires des traductions n’ont pas manqué. Il n’en reste pas moins que les expériences vernaculaires de 1795-1801, bien plus que celles d’avant la Terreur, doivent beaucoup à un petit groupe très actif d’ecclésiastiques jansénisants et rigoristes, tels les abbés Clément et Brugière, dont on reparlera.

(A suivre)

Peregrinus 
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(1) Edmond Préclin, Les Jansénistes du XVIIIe siècle et la Constitution civile du Clergé. Le développement du richérisme. Sa propagation dans le Bas Clergé (1713-1791), Librairie Universitaire J. Gamber, Paris, 1928, p. 472-473. 
(2) Faute d’expression plus adéquate, on continuera ici à appeler malgré l’abrogation de la Constitution civile l’Eglise schismatique Eglise constitutionnelle. Les Réunis ont certes parlé d’ « Eglise gallicane », mais une telle appellation n’est pas satisfaisante : l’Eglise gallicane ne signifie rien d’autre que l’Eglise de France, à laquelle les prêtres fidèles appartenaient bien plus que les schismatiques et les intrus. 
(3) Jean Godel, La reconstruction concordataire dans le diocèse de Grenoble après la Révolution (1802-1809), chez l’auteur, Grenoble, 1968, p. 33-34.
(4) Cf. Ferdinand Brunot, « Le culte catholique en français sous la Révolution », Annales historiques de la Révolution française, t. II, 1925, p. 209.
(5) Edme Moreau, Fonctions et droits du clergé des églises cathédrales, s. n., Amsterdam, 1784, p. 18-19. 
(6) Prosper Guéranger, Les Institutions liturgiques, t. II, Fleuriot, Le Mans, 1841, p. 251.
(7) Actes et décrets du concile diocésain de Pistoie de l’an MDCCLXXXVI, traduits de l’italien, Bracali, Pistoie, 1788, p. 351.