1 janvier 1970

18 mars 1960 [Assemblée des Cardinaux et Archevêques] Mémoire au sujet de la "Cité catholique"

SOURCE - Assemblée des Cardinaux et Archevêques - 18 mars 1960

[Ce mémoire a été rédigé par Mgr Guerry, alors secrétaire de l'ACA, à la suite de la 70me assemblée de cette assemblée où avait notamment été évoqué le livre de Jean Ousset, Pour qu'Il règne (préfacé par Mgr Lefebvre) et certains articles de Verbe.]
I - À propos de Pour qu’Il règne
Trois remarques sur ce texte important:

1. Une action plus spécifiquement doctrinale. Le mot « action » ne figurait pas explicitement dans les anciennes définitions. Il ne s’agit plus seulement d’une formation doctrinale. Qu’une formation à la lumière de la Doctrine sociale de l’Église soit donnée à tous les catholiques, tous les évêques ne pourraient que s’en réjouir. Il est certain que, fort heureusement, et sans doute par une saine réaction contre un abandon et une méconnaissance, par trop de prêtres et de laïcs, de la Doctrine sociale de l’Église depuis un certain nombre d’années, un besoin profond se fait ressentir dans tous les milieux de connaître et d’étudier cette doctrine. À ce besoin, Verbe a cherché à répondre. D’où le succès qu’il a remporté, notamment, dans les milieux de l’Université et de l’armée.
    
Le passage à l’action au nom de la doctrine pose évidemment des problèmes nouveaux et délicats.

2. Dans l’ordre temporel des institutions politiques et sociales. L’action est menée au plan temporel : par là, elle se distingue de l’Action catholique. « Organisme distinct des mouvements d’Action catholique, bien que soumis au juste contrôle de son magistère » (page 700).

Sur un terrain essentiellement temporel : « Distinct de celui des associations catholiques, pouvant donc à la différence de ces dernières, mener une action efficace sur le plan social et politique, sans paraître engager le magistère ecclésiastique hors de sa mission essentielle. »

Le problème se complique : d’une part, la Cité catholique entend mener une action spécifiquement doctrinale et donc, parce que doctrinale, relevant du magistère de l’Église ; d’autre part, elle mène cette action au plan temporel, social et politique, et donc, comme telle, échappant à la hiérarchie.

En note, en bas de page : L’enseignement de la Cité catholique est rigoureusement soumis à la surveillance d’un censeur canonique régulièrement désigné (page 700, n° 17). Ce qui est soumis au censeur c’est l’enseignement, tel qu’il est donné à la source, à Paris. Mais, lorsque cet enseignement se traduit dans une action qui veut rester « spécifiquement doctrinale », il n’y a plus de censeur.

3. Faire l’unité des catholiques à ce plan temporel sur le terrain de la Doctrine sociale de l’Église. Voici une nouvelle précision, qui aggrave encore la difficulté. « L’unité révolutionnaire – et donc la révolution elle-même – cesserait pourtant d’exister si les catholiques se décidaient à donner au monde le spectacle de leur catholicisme, de leur unité, de leur universalité, au spirituel comme au temporel.

Ou les catholiques parviendront (au temporel) à cette unité que peut et doit leur donner cette “profession absolue et ferme de la doctrine chrétienne” dont parlait naguère, à Mgr Kordac, le cardinal Pacelli et la révolution reculera, ou bien rien n’empêchera la révolution de développer férocement toutes ses conséquences, ainsi que Montalembert lui-même le prévoyait dès 1848 » (page 557).

L’équivoque se précise :
  • Faire l’unité des catholiques sur le terrain de la doctrine, c’est faire oeuvre d’Église. C’est l’Église qui réalise cette unité. Le groupement de la Cité catholique n’a pas cette mission.
      
  • Faire l’unité (le « front commun ») des catholiques sur le terrain de l’action temporelle ? Ce n’est ni possible, ni désirable.
a) Ni possible, car il s’agit ici de chercher des applications des principes de la Doctrine sociale de l’Église. Or, l’Église laisse à ses fils une liberté très grande dans le domaine des solutions concrètes et techniques de l’ordre social et politique : elle n’impose pas une solution au nom de sa doctrine. Domaine des choses contingentes, où tant d’éléments entrent en jeu : les tempéraments, les mentalités, la culture, l’étendue de l’information, les possibilités de réalisation, etc.
b) Ni désirable, parce qu’on risque de compromettre l’Église dans un domaine où elle n’entend pas s’engager : si tous les catholiques étaient unis pour une solution technique de l’ordre politique ou social, ce serait l’Église – qu’on le veuille ou non – qui porterait la responsabilité de cette position.
La diversité des engagements dans le domaine des options libres, dès lors qu’elles ne sont pas en opposition avec la doctrine, sauvegarde l’indépendance et la transcendance de l’Église. Il importe au plus haut point de ne pas confondre l’unité vraie dans l’unité de la foi, de la charité, de la fidélité à l’Église, avec une uniformité, une discipline toute « militaire » (la comparaison avec l’armée revient très souvent dans Verbe : front commun dans le combat) dans ce domaine l’Église respecte la liberté des options.

Voici un texte par exemple qui est inquiétant :

L’unité même, dirons-nous, ne suffit pas… et c’est une certaine uniformité qu’il ne faut pas craindre de prétendre allier avec la diversité… : uniformité indispensable à toute formule de guerre. Il est nécessaire, autrement dit, d’obtenir plus qu’une union débonnaire des esprits. Si nous sommes décidés à tout faire pour aider efficacement à vaincre un jour la révolution, une certaine systématisation des schèmes de pensée, des méthodes de travail et d’argumentation, des façons d’agir doit être envisagée. Cette systématisation, authentiquement militaire, est considérée depuis longtemps comme un excellent moyen de décupler l’énergie, d’augmenter la cohésion, et, partant, l’efficacité d’une troupe pour qu’il soit permis de la négliger dans l’organisation de ces rencontres (p. 617).

En résumé, chercher à imposer l’unité des catholiques au plan de l’action temporelle au nom d’une doctrine, de la doctrine de l’Église, pose un problème très délicat, car on risque d’imposer au nom de la foi des positions temporelles. De bonne foi, par ignorance de la théologie, des laïcs, convaincus qu’ils possèdent la Vérité, courent le risque de ne pas distinguer les divers degrés depuis le principe jusqu’à l’application.
1er degré : la royauté sociale de Jésus Christ. Tous les chrétiens doivent s’inspirer de ce grand principe. 
2e degré : la Doctrine sociale de l’Église. « Royauté d’une doctrine… d’un enseignement. » Il y a là déjà un décalage. Il ne faut pas confondre le Royaume de Dieu avec un ordre social chrétien.
– Celui que vise la Doctrine sociale de l’Église, et qui se situe au plan des civilisations. Il importe de sauvegarder toujours la transcendance du Royaume de Dieu, de ne pas le faire dépendre des structures sociales et politiques d’un État, même chrétien. 
– Certes, il existe des rapports entre les deux : les structures de l’État peuvent être un obstacle au Royaume : elles doivent être au contraire une aide ; mais l’ordre social chrétien ne se confond pas avec le Royaume.
3e degré : l’unité non plus seulement sur le règne social de Jésus- Christ, non plus seulement sur les principes de la Doctrine sociale de l’Église, mais sur les applications faites par des laïcs au nom de cette doctrine qu’ils auront interprétée à leur façon. C’est là qu’est le danger.
Conséquences pratiques : on étendra indûment le domaine des principes obligeant en conscience les catholiques. Exemple : la campagne des « non » au référendum au nom des exigences de la foi.

Ou bien, on liera l’orthodoxie de la foi à des options temporelles, à une forme particulière de civilisation. Exemple : la notion de contrerévolution. Ou bien même, on ira, à l’extrême, jusqu’à une action politique au nom de la Doctrine sociale de l’Église. Exemple : Dr Lefebvre et son mouvement corporatif.
II - Les méthodes d'action
La Cité catholique n’est ni parti politique, ni regroupement, mais elle procède par une action capillaire, dont il est dit « qu’elle est… (disons qu’elle devrait être) considérée comme une “loi d’or” de toute action sociale et politique qui se veut efficace ».

Cette action capillaire par le rayonnement de multiples réseaux diversifiés à l’extrême n’est sans doute pas tout. Il importe seulement de comprendre que les autres formules, pour excellentes et puissantes qu’elles soient en ellesmêmes, décevront ou seront stériles, si elles ne sont pas enrobées, soutenues, animées par le jeu des rapports humains convenables, méthodiquement provoqués et entretenus. Et plus sera puissant, plus sera vivant l’ensemble de ces réseaux, meilleur sera le rendement des moyens au profit desquels ces réseaux s’emploieront… Plus seront puissants, plus seront vivants, les réseaux des pionniers, les réseaux des militants de flèche du Christ-Roi, plus grandes seront les chances de triompher de celle-ci ; quels que puissent être les moyens ou modes d’action qu’elle sera amenée à utiliser dans la suite (page 611).

Nouveau problème : c’est là, dans les cellules, qu’est donné l’enseignement doctrinal. Là encore, on pourrait se réjouir, si cet enseignement était donné dans les conditions normales : présence d’un prêtre mandaté par la Hiérarchie. Mais, fait remarquer Verbe :
a) devant un prêtre, on peut être gêné (Verbe, n° 86, page 14, n° 1) ; 
b) s’il fallait attendre des prêtres, la révolution ferait rapidement son oeuvre ; (n° 86, page 8, n° 2, 3, 4) ; 
c) on peut découvrir la vérité tout seul. Les papes ont écrit leurs encycliques pour que les chrétiens les lisent, les étudient.
Conclusion : « Pas de chefs doctrinaux (reconnus pour tels) à l’échelon des cellules ou des cercles, mais composition, rédaction uniques fortement centralisées, d’un enseignement qui sera diffusé, sous forme d’“imprimé”… véritable cours par correspondance » (Verbe, page 12, n° 86).

Que reste-t-il, dans ces conditions, pour le contrôle par le magistère de la hiérarchie ?
III - L'esprit
D’un mot, l’esprit de la Cité catholique est l’esprit de la contre-Révolution. Le mal, l’ennemi à abattre, c’est la révolution. On entend par là au sens large toutes les erreurs, les courants de pensée qui tendent à rejeter Dieu, le Christ de la société ; au sens précis, la révolution de 89 qui a incarné ces erreurs. L’Église apparaît comme la contre-Révolution, la lutte contre Satan, qui anime la Révolution. (Éditorial, n° 85, juillet 1957.)
  1. Il y a là un grave péril pour la conception de la vraie mission de l’Église : l’Église est d’abord mystère de salut éternel, communauté de foi et de charité. Il est dangereux de lui donner ce caractère essentiel de contre-Révolution. Conséquences pratiques constatées après la pénétration de Verbe dans une région : l’apostolat et les mouvements d’Action catholique atteints dans leur recrutement, dans leur réputation.
     
  2. Pour la formation des militants : danger de faire passer avant tout cet esprit d’opposition, de lutte au plan politique. La Cité catholique veut prendre le contre-pied de la Révolution. M. Ousset, ancien communiste, très frappé des méthodes marxistes, veut construire en face, et sur le propre terrain où se place le communisme, pour le combattre par ses moyens retournés : ici et là, les « cellules », « action capillaire », les « réseaux » ; ici et là, grand souci d’efficacité au plan temporel. Imitation des méthodes communistes.
     
  3. La Cité catholique est très axée dans une certaine ligne politique : droite et extrême droite. Certes ! c’est le droit de ses membres comme citoyens de choisir cette option politique ; mais comment rapprocher des catholiques qui ont d’autres opinions politiques légitimes elles aussi. Le danger est alors de les juger au nom de la doctrine qu’on prétend incarner, de considérer que les options politiques sont condamnables, de suspecter leur orthodoxie.
En résumé, on ne peut que louer le désir très légitime de laïcs, résolus à s’engager dans une action temporelle. D’autre part, il existe une bonne volonté manifeste chez les dirigeants de se montrer pleinement catholiques et soucieux d’une vraie formation doctrinale ; il convient de les éclairer et de les aider, en attirant leur attention sur plusieurs dangers, qu’ils risquent de courir.
  1. Danger de voir des laïcs aborder tous les problèmes les plus délicats de la théologie sans un contrôle suffisant de la hiérarchie, et de les trancher avec trop d’assurance, de s’imaginer qu’ils détiennent toute la vérité, de jeter une suspicion sur ceux qui ne partagent pas leurs opinions au plan politique, parce que les laïcs de Verbe avaient fait, au nom de la doctrine, un blocage politico-religieux.
     
  2. Danger de méconnaître le mystère et la transcendance de l’Église, en demeurant sur le seul plan de la contre-Révolution.
     
  3. Danger de prétendre, au nom de la doctrine interprétée par la Cité catholique, réaliser l’unité au plan temporel de tous les catholiques, alors qu’on se lie à une option politique.
Même au plan de la doctrine, s’il est vrai que le chapitre sur les rapports de l’Église et de l’État semble avoir été mis au point dans le grand livre Pour qu’Il règne, il reste que le titre même de ce chapitre, « Les deux glaives », montre bien que la thèse de saint Bernard sur le glaive spirituel dominant le glaive temporel inspire la position de la Cité catholique. Sans doute, on souligne que l’État jouit d’une autonomie dans l’ordre civil et temporel, en citant le père Neyron (Le gouvernement de l’Église). Mais il pourrait être utile de rappeler la doctrine de Pie XlI sur la « saine laïcité de l’État » et sa phrase de l’encyclique Summi Pontificatus : «L’Église tend ses bras maternels vers ce monde, non pour dominer, mais pour servir. Elle ne prétend pas se substituer, dans le champ qui leur est propre, aux autres autorités légitimes, mais leur offre son aide à l’exemple et dans l’esprit de son Divin Fondateur, qui “passa faisant le bien”.»

Enfin, si comme le montre Verbe, la royauté sociale de Notre Seigneur Jésus-Christ est la royauté d’une doctrine de vérité sur les intelligences, il est, en tout temps, et de nos jours plus que jamais, devant les divisions entre catholiques de droite et de gauche, nécessaire de rappeler que l’encyclique de Pie XII sur la royauté sociale de Jésus Christ enseigne que cette royauté s’exerce sur les coeurs et sur les rapports des hommes entre eux par la souveraineté de la charité, de sa charité.