15 mars 2000

[Abbé Patrick de La Rocque, fsspx - Lettre à Nos Frères Prêtres] L’accord sur la justification, ou l’œcuménisme dissolvant

SOURCE - Abbé Patrick de La Rocque, fsspx - Lettre à Nos Frères Prêtres - mars 2000

Le 31 octobre dernier, le cardinal Cassidy cosignait avec le Dr. Krause, président de la Fédération Luthérienne mondiale, une Déclaration Commune (DC) sur la Justification 1 . Un tel accord, touchant le point central du protestantisme, devrait a priori nous réjouir. 
 De tout temps, l’Eglise, soucieuse d’unité, a tenté des démarches pour favoriser la pleine communion avec les chrétiens de confession non catholique. Cependant, tant par son histoire que par son contenu, le document sur la Justification révèle une méthodologie œcuménique foncièrement nouvelle, qui doit d’autant plus retenir notre attention qu’aux dires de Jean-Paul II, la Déclaration commune «constitue une base sûre pour d’autres avancées œcuméniques» 2 . Sa raison d’être est simple: sans qu’il mène en rien à une claire profession de foi catholique, cet accord sur "des" vérités fondamentales de la foi a pour seul but avoué 3 de rendre caduques les condamnations doctrinales énoncées par le concile de Trente. Cette ligne de conduite va malheureusement s’avérer des plus dangereuses pour l’intégrité de la foi catholique. 
PRESENTATION DU DOCUMENT
Divisé en deux parties, le corps du document présente tout d’abord un exposé fondamental de la justification, admis par les deux Eglises (§ 14 à 18). A cette première partie, dite "de compréhension commune", viennent s’ajouter 21 paragraphes (19 à 39) que nous pourrions appeler "de différentiation". Reprenant sept points litigieux, ceux-ci sont présentés chacun en trois temps: l’acception commune de la vérité de foi, le développement spécifique aux catholiques, et enfin la doctrine propre aux protestants. L’intégralité du document est censée parfaitement compatible avec la foi catholique. 
     
Fruit de quinze ans de dialogues officiels entre luthériens et catholiques, ce texte fut rendu public dès 1997 par le Conseil pontifical pour la promotion de l’Unité des chrétiens 4 . Au paragraphe 5, on y lisait: «Cette déclaration […] exprime un consensus sur des vérités fondamentales de la doctrine de la justification et montre que des développements qui demeurent différents ne sont plus susceptibles de provoquer des condamnations doctrinales.» 
     
Pourtant, quelques mois plus tard, Rome se voyait obligée de désavouer son propre fruit: une curieuse «réponse de l’Eglise catholique» à «l’Eglise catholique» précisait que ce texte n’était pas compatible avec la foi catholique. Etaient visés non seulement l’exposition des spécificités protestantes, mais également le cœur même du document, la fameuse "compréhension commune" 5. Au bon sens qui réclamait une refonte complète du document, on préféra la vieille tactique déjà usitée lors du concile Vatican II: face au tollé provoqué par l’équivocité des passages relatifs à la collégialité, on adjoignit au texte demeuré intact une nota explicativa reléguée en fin de document. Arriva ce à quoi il fallait s’attendre: lorsque se répandit par le monde l’enseignement du Concile, la note explicative passa aux oubliettes 6 . Ainsi donc, le texte sur la justification, jugé «incompatible avec la foi catholique», ne subit aucune modification ; on y ajouta simplement une Annexe (ADC) qui, en précisant quelques points, venait «confirmer le bien fondé du consensus atteint dans la Déclaration commune» 7 . 
    
Reste à savoir si, de cette conjugaison du document initial avec son annexe, se dégage un accord de vue entre les protestants et la doctrine catholique. Faute de pouvoir réaliser ici une étude systématique du document, nous voudrions simplement, de par l’analyse d’un point central, manifester les graves carences théologiques de cet accord.
LA JUSTIFICATION ET LA GRACE HABITUELLE.
On connaît la thèse de Luther: la grâce, loin d’être un don inhérent à l’âme qui la rend agréable à Dieu, n’est qu’un "vêtement" venant couvrir l’âme "de l’extérieur". Demeurant en elle-même pécheresse, l’âme adhère par la foi à la justice du Christ, ce qui rend son péché non imputable. 
   
Face à cette doctrine, la déclaration commune vient certes reconnaître que la justification entraîne un renouvellement intérieur de l’âme 8. Cependant, toute définition de termes étant soigneusement évitée, il nous faut lire l’ensemble du document pour savoir si, par l’expression "renouvellement intérieur de l’âme", il faut entendre ou non le don de la grâce sanctifiante, qui rend l’âme formellement juste ; c’est là que se situe la véritable pomme de discorde en la matière. 
     
Or, à chaque fois, le renouvellement de l’âme est présenté comme effet intérieur d’une justice formellement extrinsèque: «Lorsque les luthériens insistent sur le fait que la justice du Christ est notre justice, ils veulent avant tout affirmer que par la déclaration du pardon le pécheur reçoit la justice devant Dieu en Christ et que sa vie n’est renouvelée qu’en union avec le Christ» (DC 23) Nous apercevons ici la distinction luthérienne entre le fait d’être justifié d’une part, et le renouvellement de vie concomitant de l’autre: la justice apparaît exclusivement comme "déclaration de pardon", toujours parfaite en soi (§ 38). Le renouvellement de vie (c’est à dire les bonnes œuvres), n’étant qu’une conséquence concomitante à cette justice (§ 37), ne produit pas d’augmentation de la vie surnaturelle. Est donc ouvertement nié tout mérite surnaturel (§ 38) parce qu’est niée l’existence de la grâce habituelle dans l’âme. 
     
Ecoutons l’un des rédacteurs de ce document, le pasteur protestant Eero Huovinen 9 , expliquant ce refus de la grâce sanctifiante: «Si la grâce devient quelque chose que l’être humain possède "habituellement", on peut être amené à penser que la justification n’est pas réalisée "par la grâce seule"». On ne peut être plus clair! Pour montrer comment cette négation est compatible avec la Déclaration, le finlandais précise ce qu’il entend par renouvellement intérieur: non pas le don d’une grâce créée qui rend formellement juste, mais une action du Christ "en" nous, par la foi: «Non seulement la foi a pour objet l’œuvre du Christ, mais le Christ est présent dans la foi elle-même ; le Christ n’est pas "hors" de nous, il vient "en" nous. A travers la foi, le Christ vit dans l’être humain. Puisque le Christ est notre justice, non seulement nous sommes déclarés justes, mais nous sommes rendus justes. L’annexe au Communiqué commun officiel exprime cette idée dans un langage biblique: "nous sommes authentiquement et intérieurement renouvelés par l’action du Saint Esprit, en demeurant toujours dépendants de son œuvre en nous" (ADC 2a)» 10. Par la justification au moyen de la foi, le Christ vient "en" moi, et sa justice est le formel de mon renouvellement intérieur.
   
Rien de nouveau, donc, sous le soleil luthérien. Nous retrouvons simplement ici la phrase de Luther, In ipsa fide Christus adest. Et nous retrouverions toute l’acuité des condamnations du concile de Trente, si nous prenions la peine de les lire: «Si quelqu’un dit que les hommes sont justifiés sans la justice du Christ, par laquelle il a mérité pour nous, ou qu’ils sont formellement justes par cette justice, qu’il soit anathème» (Dz. H. n°1560). Ou encore: «Si quelqu’un dit que les hommes sont justifiés ou bien par la seule imputation de la justice du Christ, ou bien par la seule rémission des péchés, à l’exclusion de la grâce et de la charité qui est répandue dans leurs cœurs […], qu’il soit anathème» (Dz. H. n°1561).
UNE FOI CATHOLIQUE AMBIGUË
Si la nouveauté est plutôt là où on ne l’attendait pas: dans les rangs catholiques. Les clarifications catholiques données après chaque point de la deuxième partie sont des prodiges d’ambiguïté, qui frisent dangereusement les erreurs protestantes. Prenons des exemples:
   
«La grâce justifiante ne devient jamais une possession de la personne dont cette dernière pourrait se réclamer face à Dieu» (DC § 27). S’il est vrai que la grâce sanctifiante n’est pas indépendante de Dieu, on doit cependant reconnaître qu’elle est une possession de la personne, puisque ce don créé est inhérent à l’âme justifiée. De même, l’expression "se réclamer face à Dieu" est maladroite. Le SaintEsprit ne nous a-t-il pas appris à prier en nous appuyant sur ses dons déjà reçus comme gages de nouvelles bénédictions? «Juge-moi, Yahvé, selon ma justice et selon mon intégrité» (Ps. 7, 9)
   
Plus tendancieuse encore, la phrase décrivant la nature de l’acte de foi: «Avec le concile Vatican II, les catholiques affirment "croire signifie se confier pleinement en Dieu"» (DC 36). Le concile de Trente, pour sa part, avait défini: «Si quelqu’un dit que la foi qui justifie n’est rien d’autre que la confiance en la miséricorde divine qui remet les péchés par égard pour le Christ, ou qu’elle est seulement la confiance par laquelle nous sommes justifiés, qu’il soit anathème» (Dz. H. n°1562).
   
Arrêtons là une liste que nous ne voulons nullement exhaustive. Est suffisamment manifesté l’abandon de la belle consigne donnée par le concile Vatican II pour ce type de dialogue: «Il faut absolument exposer clairement la doctrine intégrale. Rien n’est plus étranger à l’œcuménisme que ce faux irénisme, qui altère la pureté de la doctrine catholique et obscurcit son sens authentique et incontestable» (Unit. Red. 11).
CONCLUSIONS
Loin d’être la reconnaissance d’une foi commune, cette Déclaration s’avère plutôt être une expression commune de deux fois demeurées différentes, et incompatibles en tant que telles. Comme le soulignait Jean-Paul II, ce texte nous manifeste l’ultime étape de l’œcuménisme moderne: non pas un œcuménisme syncrétiste – on insistera beaucoup sur le côté différencié de ce consensus –, mais un œcuménisme de choix, de libre choix entre des confessions désormais considérées comme égales. Pour ne prendre qu’un exemple, je voudrais citer le bulletin paroissial de la cathédrale de Dijon, distribué cette année lors de la semaine pour l’unité des chrétiens. L’article est intitulé: Se passionner pour l’Unité. En voici les premières lignes: «Incompréhensible! A partir de l’Evangile trois univers chrétiens se sont créés: orthodoxe, catholique et protestant. La vie les a rendus de plus en plus différents et hostiles. On se résignait. On finissait par vivre comme si les autres n’existaient pas. Pourtant, chez les catholiques on rêvait d’une unité retrouvée par le "retour au bercail". Orthodoxes et protestants allaient venir à Rome en avouant: "Vous seuls, catholiques, êtes dans le vrai". C’était vraiment du rêve, et on s’est réveillé. En 1950, à la première conférence missionnaire générale d’Edimbourg, on a enfin réalisé que cette division ne pouvait plus durer, mais que le chemin de l’unité ne passait pas par le suicide des orthodoxes et des protestants. Tous devaient exister à fond, se comprendre, et sympathiser» 11.
   
Cet œcuménisme différencié, censé préserver la spécificité et la richesse propre de l’Eglise catholique, a en fait pour passage obligé ce faux irénisme dénoncé par le concile Vatican II ; en l’occurrence, il pare l’enseignement catholique de couleurs protestantes. Si le phénomène n’est pas nouveau – on se rappelle, par exemple, l’enseignement tendancieux donné par Mgr Dubost à l’occasion des JMJ 12 – il atteint désormais des textes doctrinaux portant le contreseing romain. La chose peut aller loin: dans un document de 1998, signé du cardinal Cassidy, on affirme par exemple que les différences existantes dans les affirmations sur la manière dont le Christ est présent dans l’Eucharistie «ne doivent pas être considérées comme entraînant la séparation des Eglises» 13. Transsubstantiation ou impanation, peut-être serez-vous bientôt libres de choisir, pour autant que vous choisissiez votre Eglise! Au sens strict du terme, nous serions alors arrivés à l’ère de l’hérésie, du choix en matière de foi!
   
Une telle recherche de l’unité, contraire à la charité, est corrosive. Sous prétexte d’apporter la diversité dans l’unité, elle dissout la foi catholique. Saint Jean, l’apôtre de l’amour et de l’unité, a été clair quant à cette attitude: «Omnis spiritus qui solvit Jesus Christus, tout esprit qui dissout Jésus n’est pas de Dieu» (I Jn. 4, 3). C’est pourquoi nous n’hésitons pas à dénoncer ce faux œcuménisme: ceux qui promeuvent une telle unité bâtissent de main d’homme une unité factice fondée sur le sable (Mt. 7, 26), aux dépends de cette unité si belle et foncièrement surnaturelle voulue par le Christ, dont le premier fondement est la profession explicite de la foi catholique (Mt. 16, 18).
Abbé Patrick de La Rocque, de la Fraternité Saint-Pie X
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NOTES 
1 - Traduction officielle dans l’Osservatore Romano en langue française du 07/12/99, p. 6 à 10
2 - Jean-Paul II, Discours à la délégation de la Fédération luthérienne mondiale, Documentation Catholique n° 2219 du 6/02/2000
3 - DC n° 5, 7, 13, 40 à 42
4 - Documentation Catholique n° 2168 du 19/10/97, p. 875 à 885
5 - Documentation Catholique n° 2187 du 02/08/98, p. 713 à 715
6 - Pour manifester l’inefficacité pratique de l’Annexe, prenons pour seul exemple ce tract distribué dans l’une de nos cathédrales de France. Pour affirmer «qu’une page d’histoire du christianisme qui s’est tournée à Augsbourg, le 31 octobre 1999», ce dé- pliant fait une longue citation de la Déclaration commune: «Justification signifie que Christ lui-même est notre justice, nous participons à cette justice par l’Esprit Saint et selon la volonté du Père. Nous confessons ensemble: c’est seulement par la grâce, par le moyen de la foi en l’action salvifique du Christ, et non sur la base de notre mérite que nous sommes acceptés par Dieu» (DC 15). Et le tract d’affirmer une assertion ouvertement hétérodoxe, en opposition radicale avec l’enseignement catholique: «Le croyant est donc sauvé par le moyen de la foi et non par ses actions méritoires. Conséquence immédiate: les condamnations échangées au XVI° siècles entre catholiques et luthériens deviennent caduques». Ce tract invite donc le lecteur à choisir la Déclaration commune contre le Concile de Trente. (Chrétiens ensemble, bulletin du groupe œcuménique de Dijon, n° 12, janvier 2000)
7 - Documentation Catholique n° 2209 du 01/08/99, p. 720 à 722
8 - DC nos 16, 17, 22, 23, 26, 28.
9 et 10 - Interview de Eero Huovinen in 30 Jours, n° 6/7 – 1999, p. 20
11 - Bulletin de la paroisse Saint Bénigne, n° 64 – 2000.
12 - Chargé de l’organisation des JMJ en 1997, Mgr Dubost fut le rédacteur de l'Album officiel des XII° journées mondiales de la Jeunesse, publié par la revue Magnificat. De manière très pédagogique, Mgr. Dubost profite des innombrables photos souvenirs pour rappeler en termes simples les grands thèmes chrétiens. Le premier chapitre, intitulé "Signes de croix", est en fait une théologie du baptême … mais ô combien protestantisante! Écoutons-le: «Depuis le baptême, tout commence par le signe de croix. Il recouvre le chrétien comme un vêtement. Il proclame la foi en Dieu qui se fait amour en mourant sur la croix parce qu'il est amour en lui-même. C'est le signe des débuts». De manière très habile, l'auteur applique ces mots tant au signe de croix (C'est le signe dont le logo des Journées Mondiales a habillé la Tour Eiffel) qu'au baptême: «Ainsi Paris allait vivre un nouveau baptême, immergé sept jours durant dans la foi de tous ces jeunes qui inondaient ces rues.» Si l'image est belle, la théologie sous-jacente est luthérienne: le baptême, en nous plongeant dans la foi de l'Église, n'efface pas le péché originel, mais recouvre au moyen d'un vêtement de grâce une âme toujours pécheresse en elle-même ; exactement comme on peut recouvrir la Tour Eiffel du signe de la croix, tout en laissant inchangée la Tour Eiffel. Il serait intéressant de relire tout le texte de Mgr Dubost à cette lumière, notamment les pages consacrées à l’Eucharistie.
13 - «Facing Unity» in Deepening Communion. International Ecuménical Documents with Roman Catholic Participation, Washington, 1998, préface du Cardinal Cassidy, n° 33.