12 septembre 2008

Le penseur de Dieu
12/09/2008 - Jean Sévillia - lefigaro.fr
[EXTRAIT]
[...] Sur le plan théologique, Benoît XVI est indubitablement un héritier de Vatican II. Dans un discours prononcé devant la curie, le 22 décembre 2005, il a cependant souligné le principe qu'il entend faire prévaloir : à ceux qui interprètent le concile comme une rupture, il oppose le sens de la continuité qui a toujours caractérisé l'Eglise. Tout changement, au sein du catholicisme, doit être homogène par rapport à l'expérience des siècles passés.
C'est là le sens profond du motu proprio édicté l'an dernier, élargissant la possibilité de célébrer la messe selon le rite antérieur à la réforme conciliaire : en latin, le prêtre tourné vers le tabernacle. L'ancienne liturgie fait partie du patrimoine catholique, explique le pape : ce qui a été sacré hier ne peut sans contradiction être proscrit aujourd'hui. Il y a trente ans déjà, le cardinal Ratzinger appelait de ses voeux une « réforme de la réforme » en matière liturgique. Aujourd'hui, Benoît XVI souhaite que les deux formes du rite se rapprochent, ce qui suppose aussi que le nouveau s'inspire de l'ancien... Les cérémonies pontificales, préfigurant ce que le pape rêve de voir dans toute l'Eglise, remettent désormais à l'honneur le latin, l'agenouillement et la communion dans la bouche, usages qui ont été abandonnés dans de nombreux pays, bien qu'ils figurent dans les rituels de Vatican II. Cette perspective ne semble pas réjouir un certain clergé français, celui qui a cru voir un printemps de l'Eglise dans l'effervescence des années 1960-1970. [...]
[TEXTE ENTIER] Le penseur de Dieu
A Paris puis à Lourdes, le souverain pontife effectue son premier voyage en France. Qui est-il vraiment, ce pape méconnu et parfois incompris ? Son action doit être considérée dans la durée : Benoît XVI, en effet, met en Suvre la pensée du théologien que fut le cardinal Ratzinger. Dans les pages qui suivent, nous vous donnons les clés pour comprendre ce pontificat : les idées du pape, ses hommes, le nouveau style qu'il apporte à l'Eglise catholique, ses relations avec la France.
A Paris et à Lourdes, ils seront des dizaines de milliers à l'applaudir. Ceux-là savent qui est Benoît XVI. Mais les autres ? Dans un pays où 80 % de la population est d'origine catholique, combien connaissent ce pape ? Même pour les incroyants, Jean-Paul II, avec sa stature d'athlète de Dieu, était une icône. Et Joseph Ratzinger ? Les médias ont mal accueilli son élection, et suivent son action avec parcimonie, et maints préjugés. Au sein même de l'Eglise, l'enthousiasme n'est pas garanti : certains, parfois haut placés, n'hésitent pas à critiquer le souverain pontife.
Quand il a été élu pape, le 19 avril 2005, c'était au quatrième tour d'un scrutin indiscutable, au terme d'un conclave rapide. Doyen du Sacré Collège, il avait présidé les obsèques de son prédécesseur, dont il avait été l'un des plus proches collaborateurs. Aux yeux des cardinaux, le passage de témoin de Jean-Paul II à Mgr Ratzinger s'était imposé. Pas aux yeux des commentateurs, qui avaient aussitôt qualifié Benoît XVI de « pape de transition ». En raison de ses 78 ans ? Jean XXIII avait été élu à peu près au même âge, ce qui ne l'a pas empêché, en convoquant Vatican II, d'infléchir le cours de l'Eglise...
Joseph Ratzinger est né en 1927, en Bavière, dans un milieu modeste que sa foi chrétienne prémunira contre le nazisme. Entré au petit séminaire en 1939, il est enrôlé, en 1943, dans la défense aérienne. C'est à cette période que sa vocation se confirme. En 1944, à la faveur de la débâcle du Reich, il déserte, mais les Américains le font prisonnier. Libéré en 1945, il poursuit des études de philosophie et de théologie à Freising, puis à Munich. Au grand séminaire, Ratzinger est de ceux qui ont tout lu, de Goethe à Dostoïevski, de Bernanos à Mauriac, de Nietzsche à Bergson. Mais c'est surtout la théologie qui le passionne : saint Augustin, saint Bonaventure, Romano Guardini, le philosophe juif Martin Buber.
Ordonné en 1951, le même jour que son frère aîné, Georg, il est nommé vicaire dans une paroisse de Munich. Un an plus tard, il est sollicité pour donner des cours au séminaire de Freising. A 25 ans, Joseph Ratzinger entame une carrière de professeur de théologie, ce qui constituera, vingt-quatre années durant, son ministère de prêtre. Il est alors en phase avec les figures, du père de Lubac au père Congar, qui vont inspirer Vatican II. En 1962, quand s'ouvre le concile, il accompagne à Rome le cardinal Frings, archevêque de Munich, qui obtient que le jeune abbé (35 ans) soit nommé « expert » et participe aux débats. Ratzinger se lie avec Karol Wojtyla, alors archevêque de Cracovie. Il est remarqué par Paul VI, qui lui demandera, en 1969, d'intégrer la commission pontificale de théologie.
A cette époque, il passe pour moderniste. Il écrit d'ailleurs dans la revue internationale Concilium, organe progressiste fondé en 1965, à l'issue de Vatican II. Dix ans plus tard, remisant sa cravate et remettant son col romain, il participe à la création d'une revue à l'orientation contraire : Communio. Inspirée par le Suisse Hans Urs von Balthasar, cette publication approfondit la pensée du concile, mais en la rattachant à la tradition de l'Eglise. Nommé archevêque de Munich en 1977, Mgr Ratzinger obtient la même année le chapeau de cardinal. En 1978, il se félicite de l'accession de son ami Wojtyla au pontificat. En 1981, le nouveau pape l'appelle à Rome, afin de lui confier la fonction de préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Voici l'ancien partisan de la liberté de recherche théologique promu gardien du dogme ! « Ce n'est pas moi qui ai changé, ce sont eux », dit-il de ses anciens amis de Concilium.
Dans l'Eglise, le cardinal Ratzinger mène dorénavant la bataille des idées. Contre la réécriture de la doctrine au gré de l'air du temps. Contre la théologie de la libération, qui dévoie l'Evangile en entreprise sociopolitique. Contre les atteintes à la discipline. Contre l'appauvrissement de la liturgie. En 1992, le Catéchisme de l'Eglise catholique est publié sous sa houlette. Certaines encycliques de Jean-Paul II, notamment Veritatis splendor et Evangelium vitae, portent sa marque. C'est alors que s'élabore la caricature du « panzer cardinal ».
Charger le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi en épargnant Jean-Paul II, c'est la tactique de nombreux contestataires. En réalité, les deux hommes se complètent. A l'un les voyages, le contact, le verbe prophétique. A l'autre les rappels à l'ordre, le travail de clarification. Quant au style, il est vrai, le pontife et le prélat sont radicalement différents. En 2005, ce sera donc un intellectuel qui succédera à une star médiatique : Joseph Ratzinger, ce n'est pas un secret, est surtout à l'aise dans une bibliothèque, un amphithéâtre ou devant son piano. Autoritaire ? Cassant ? Il suffit de l'avoir approché pour constater le contraire : affable, attentif, parlant d'une voix douce, il a l'air d'un grand-père bienveillant.
En devenant pape, il savait que lui incomberait une tâche surhumaine, tant sont nombreux les défis internes ou externes qui se posent à l'Eglise. Précisément parce qu'il n'est pas un surhomme et parce que le temps lui est compté, Benoît XVI est conscient qu'il ne pourra tout réussir. Il s'est donc attelé à la tâche, quitte à se faire violence. Un pape parle à la foule ? Ses audiences du mercredi où, chaussant ses lunettes et lisant son papier, il s'adresse à l'intelligence de son auditoire, réunissent plus de monde que sous Jean-Paul II. Un pape contemporain voyage ? Lui que le décalage horaire épuise est quand même allé au Brésil, aux Etats-Unis et en Australie, et a pris la parole dans des stades. La réforme de la curie ? Benoît XVI a procédé à des nominations d'hommes à lui, mais pas dans une proportion spectaculaire. Désigné secrétaire d'Etat en 2006, le cardinal Bertone personnage extraverti et jovial, grand amateur de football s'occupe beaucoup du gouvernement de l'Eglise et visite les pays où le pape n'a pas le temps de se rendre.
Apparaissant moins en public que Jean-Paul II, Benoît XVI s'économise. Et se concentre sur ce qui est, de son point de vue, l'essentiel de la mission du successeur de saint Pierre : conforter ses frères dans la foi. Assumant ses habitudes de professeur, le pape rédige lui-même ses interventions, y apportant un soin minutieux, revoyant les traductions dans les (nombreuses) langues qu'il maîtrise. Contrairement au cliché répandu, Joseph Ratzinger n'est pas un doctrinaire qui assène des vérités toutes faites. Il écoute, pose des questions, prend le temps de la réflexion. Au fond, nostalgique de l'art médiéval de la disputatio, il aime les controverses entre esprits cultivés, références en main, argument contre argument.
Réputé conservateur, il peut surprendre. Au mois de juillet dernier, il exhortait le G8, réuni au Japon, à se préoccuper des populations les plus pauvres de la planète, victimes de la hausse des prix de l'alimentation et de l'énergie. Aux JMJ de Sydney, il consacrait un long discours à l'environnement, dénonçant le gaspillage des ressources de la planète. Un pape écologiste ? Oui, mais parce que la nature, observe-t-il, est un don de Dieu offert à l'homme.
Sur le plan théologique, Benoît XVI est indubitablement un héritier de Vatican II. Dans un discours prononcé devant la curie, le 22 décembre 2005, il a cependant souligné le principe qu'il entend faire prévaloir : à ceux qui interprètent le concile comme une rupture, il oppose le sens de la continuité qui a toujours caractérisé l'Eglise. Tout changement, au sein du catholicisme, doit être homogène par rapport à l'expérience des siècles passés.
C'est là le sens profond du motu proprio édicté l'an dernier, élargissant la possibilité de célébrer la messe selon le rite antérieur à la réforme conciliaire : en latin, le prêtre tourné vers le tabernacle. L'ancienne liturgie fait partie du patrimoine catholique, explique le pape : ce qui a été sacré hier ne peut sans contradiction être proscrit aujourd'hui. Il y a trente ans déjà, le cardinal Ratzinger appelait de ses vSux une « réforme de la réforme » en matière liturgique. Aujourd'hui, Benoît XVI souhaite que les deux formes du rite se rapprochent, ce qui suppose aussi que le nouveau s'inspire de l'ancien... Les cérémonies pontificales, préfigurant ce que le pape rêve de voir dans toute l'Eglise, remettent désormais à l'honneur le latin, l'agenouillement et la communion dans la bouche, usages qui ont été abandonnés dans de nombreux pays, bien qu'ils figurent dans les rituels de Vatican II. Cette perspective ne semble pas réjouir un certain clergé français, celui qui a cru voir un printemps de l'Eglise dans l'effervescence des années 1960-1970.
Le pape rédige lui-même le texte de ses interventions
En 2006, le pape a publié sa première encyclique, Deus caritas est, une méditation sur l'amour et la charité. En 2007, la seconde, Spe salvi, une réflexion sur l'espérance. Une autre encyclique, consacrée à la foi, devrait compléter un jour cette lecture des trois vertus théologales (la foi, l'espérance et la charité). Ces textes sont entièrement rédigés de la main de Benoît XVI, de même que son Jésus de Nazareth (2007), livre que l'auteur présente comme une Suvre personnelle du théologien Joseph Ratzinger, et non comme un écrit magistériel : « Chacun est libre de me contredire », précise l'introduction.
Depuis le début de son pontificat, il s'emploie, inlassablement, à expliquer les fondamentaux de la religion chrétienne. Profession de foi qui ne fait pas l'impasse sur la raison, mais, au contraire, s'appuie sur elle. Le célèbre discours de Ratisbonne, qui déclencha une polémique dans les pays musulmans, constituait en fait, à travers l'analyse de ce que le christianisme a pris à la philosophie grecque, une réflexion sur la relation entre la foi et la raison. L'objectif était analogue dans le discours que le pape fut empêché de prononcer, au mois de janvier dernier, à l'université La Sapienza de Rome : Benoît XVI y exprimait la crainte que l'homme occidental oublie la question de la vérité.
L'appel au réveil de l'identité catholique est une constante de son enseignement. Benoît XVI estime que, pour être fructueux, le dialogue suppose que toutes les convictions ne soient pas noyées dans un syncrétisme où chacune perde sa spécificité : dialoguer, c'est échanger, mais pour échanger, encore faut-il avoir quelque chose à proposer.
Avec les autres confessions chrétiennes, c'est plus facile. Benoît XVI entretient des relations régulières avec Bartholomée Ier, patriarche orthodoxe de Constantinople : le 30 juin, c'est en sa présence et en celle du représentant du primat de l'Eglise anglicane que l'Année saint Paul s'est ouverte à Rome. Il ne désespère pas de rencontrer Alexis II, patriarche de Moscou. Il avait déjà été l'artisan, il y a quelques années, d'un accord avec les luthériens sur la définition de la grâce. On voit que, sans rien retrancher de l'identité romaine, Joseph Ratzinger a beaucoup fait pour l'unité des chrétiens.
A chacun des voyages pontificaux, un rendez-vous avec la communauté juive est désormais aménagé. Mais l'intérêt de Joseph Ratzinger pour le judaïsme, très ancien, se situe au-delà du protocole. Depuis quinze ans, il entretient une correspondance avec Jacob Neusner, un rabbin américain, avec qui il discute du rôle historique de Jésus : leur désaccord, loin de les séparer, a nourri une véritable amitié intellectuelle entre les deux hommes, qui ont fait connaissance lors de la visite du pape aux Etats-Unis.
Le droit à la liberté religieuse est un des droits de l'homme
Les relations avec l'islam posent plus de problèmes, même si le voyage en Turquie, il y a deux ans, a calmé la tempête soulevée par le discours de Ratisbonne. A Rome, en novembre prochain, se tiendra un forum catholiques-musulmans auquel Benoît XVI a donné son aval, répondant ainsi à l'initiative lancée par 138 hauts représentants de l'islam, qui demandaient à dialoguer avec l'Eglise. Mais quand le pape a reçu pour la première fois le roi d'Arabie saoudite, l'an dernier, il lui a parlé des conditions réciproques du respect : combien de mosquées en &8364;pe, pour combien d'églises en terre musulmane ?
Les trois quarts des catholiques, en 1900, étaient &8364;péens ; de nos jours, moins du quart. Benoît XVI mesure les conséquences de ce déplacement d'influence, et regarde vers l'Afrique et l'Asie. Il sait qu'une partie de l'avenir du monde se joue en Chine, où il aspire à réunifier l'Eglise officielle et l'Eglise clandestine. Devant l'ONU, en avril dernier, il rappelait à cet égard que les droits de l'homme incluent « le droit à la liberté religieuse ».
Pasteur universel, Benoît XVI manifeste cependant une hantise déjà exprimée par Jean-Paul II : l'inquiétude face à la déchristianisation de l'&8364;pe, victime du matérialisme et du relativisme. « L'&8364;pe ne peut pas et ne doit pas renier ses racines chrétiennes », s'exclamait-il lors de son voyage en Autriche.
Joseph Ratzinger vient pour la première fois en France en tant que pape. On se rappelle que son prédécesseur, l'athlète de Dieu, avait lancé, lors de sa première venue à Paris, une interrogation dont l'écho ne cesse de résonner : « France, qu'as-tu fait des promesses de ton baptême ? » Quelle leçon retiendra-t-on aujourd'hui du penseur de Dieu ?