15 juin 2006

[Abbé G. de Tanoüarn - Objections] Benoît XVI, accusé levez-vous !

SOURCE - Abbé G. de Tanoüarn - Objections - Juin 2006

Benoît XVI, accusé levez-vous !
Mgr Tissier de Mallerais, l’un des quatre évêques sacrés par Mgr Lefebvre en 1988, vient de donner une interview au site Internet The Remnant. Cette conversation “à bâtons rompus” avec le jeune Américain Stephen Heiner est révélatrice des positions fondamentales de “la droite de la Fraternité Saint-Pie X” actuellement dans la crise de l’Eglise. À la veille d’un chapitre général qui doit, entre autres choses procéder à l’élection pour 12 ans du successeur de Mgr Bernard Fellay à la tête de la société religieuse fondée voilà bientôt un demi-siècle par Mgr Lefebvre, ces réactions épiscopales me semblent particulièrement significatives. N’ayant reçu aucune forme de démenti, ni explicite ni même tacite, elles engagent d’une certaine façon l’ensemble de la Fraternité Saint-Pie X.
Ce qui me semble le plus important, au point de conditionner l’ensemble du propos de Mgr Tissier, réputé pour sa grande réserve personnelle, c’est, à la fin de l’entretien, la manière dont l’évêque se sépare explicitement de l’une des positions les plus fréquemment répétées par Mgr Lefebvre. Selon Mgr Tissier, il n’est pas possible de « lire le concile Vatican II à la lumière de la Tradition ». Dans ce texte dont on nous dit qu’il l’a soigneusement relu avant publication, l’auteur de la biographie officielle de Mgr Lefebvre, qui connaît mieux que personne sans doute le parcours de l’évêque de fer, n’hésite pas à déclarer que si, autrefois, la Fraternité pouvait tenter de « lire le concile Vatican II à la lumière de la Tradition », « cela n’est plus le cas aujourd’hui ». Il y a une évolution sur ce point de la position des traditionalistes, reconnaît l’évêque : « La seule lumière à laquelle on puisse lire le Concile est celle de la nouvelle philosophie ». Et Mgr Tissier de Mallerais de conclure par un conseil donné à l’Eglise : « Un jour l’Eglise devra effacer ce Concile, l’oublier. L’Eglise se montrera sage si elle oublie ce Concile ! » Il faut « en faire table rase (tabula rasa) ».
L’insistance de l’évêque est patente. Elle contient évidemment comme un message. Quel est-il ?
Tabula rasa
C’est au pape Benoît XVI que s’adresse Mgr Tissier, en lui offrant une sorte d’avertissement : ne croyez pas, déclare l’évêque, que, concernant le Concile, nous nous contenterons d’une interprétation renouvelée et conforme à la Tradition. Ce que nous voulons avec Vatican II, c’est en faire table rase. Et pour être sûr de se faire bien comprendre, l’évêque répète la même formule en latin : tabula rasa !
Manière implicite de prévenir Rome, en avertissant que les enchères montent. La Fraternité ne se contentera pas du travail que fait Benoît XVI, critiquant publiquement « un certain esprit du Concile » et tentant de remettre Vatican II dans la continuité des grands conciles œcuméniques. Le discours du 22 décembre à la Curie romaine, au cours duquel Benoît XVI avait formulé cette nouvelle approche de Vatican II, est mentionné par Mgr Tissier. Mais il est compris par lui, de manière volontairement déformée, comme un appel à interpréter non pas seulement ce concile pastoral mais « tous les dogmes de l’Eglise » (dixit Mgr Tissier). Que le pape ait pu appeler à « interpréter tous les dogmes de l’Eglise », je dois y insister pour ceux parmi nos lecteurs qui ne sont pas familiers de la moderne “science de l’interprétation” (herméneutique), cela signifierait qu’il demande aux fidèles de ne plus prendre au pied de la lettre la Trinité (un seul Dieu en trois personnes), l’incarnation (le mystère de Dieu fait homme) ou la Rédemption (le mystère du Fils de Dieu mort sur la Croix pour nous offrir le salut). Si on passe les dogmes à la moulinette de l’interprétation, cela signifie qu’on accepte le tamis de la subjectivité moderne, qui en prend et en laisse, à sa guise. Étant personnellement très réticent sur le sédévacantisme, je crois que si l’on me montrait un texte où le pape aurait proféré une telle énormité, j’aurais bien du mal à lui reconnaître (en acte) le charisme souverain de l’autorité du Christ, dont Pierre fut revêtu.
 
Mgr Tissier avance cela benoîtement et sans s’émouvoir, mais sans éprouver non plus le besoin d’étayer son dire d’une quelconque manière.
 
C’est le deuxième aspect étonnant de son texte : lui qui paraît si mesuré d’habitude, il s’attaque à la personne du pape de manière à la fois tranchante et très légère.
 
Il est tranchant lorsqu’il affirme de Benoît XVI : en tant que théologien, l’abbé Ratzinger « a publié un ouvrage rempli d’hérésies ». « Il est bourré d’hérésies », ce livre (il s’agit de L’introduction au christianisme, traduit en français sous le titre : La foi chrétienne hier et aujourd’hui) ». Et il récidive : « Cet ouvrage nie la nécessité de la satisfaction » (c’est-à-dire l’idée que le Christ a satisfait à notre place pour les péchés du monde, qu’il les a expiés sur la croix). Et l’interviewer de lancer étourdiment : « On dirait du Luther ». Mgr Tissier ne se démonte pas pour si peu : « Non, c’est pire que Luther, bien pire ».
 
Voilà qui s’appelle trancher ! Mais Mgr Tissier est beaucoup moins efficace lorsqu’il s’agit de prouver ce qu’il avance à grand fracas : « Je peux le citer » déclare-t-il en parlant de celui qu’il vient de déclarer hérétique. Suit un extrait de la p. 232 de l’édition allemande, dans lequel on a du mal à découvrir la moindre hérésie : « Certains textes de dévotion semblent laisser entendre que la foi chrétienne en la Croix comprend Dieu comme un Dieu dont la justice inexorable exigeait un sacrifice humain, le sacrifice de son propre Fils ». En quoi est-il hérétique de mettre en cause cette « présentation extrêmement rudimentaire de la théologie de la satisfaction » pour reprendre encore les paroles du jeune théologien ? Je ne veux pas ici discuter du dogme de la satisfaction ; qu’il suffise au lecteur qui veut se faire une idée du débat de retrouver les paroles de l’Adoro te, poème liturgique de saint Thomas d’Aquin : pour le Docteur angélique, la justice de Dieu n’exigeait pas « un sacrifice humain » puisqu’une seule goutte du sang du Christ, versé pour l’humanité eût suffi à rétablir le droit de Dieu sur sa créature révoltée, en accomplissant toute justice. Va-t-on dire que saint Thomas d’Aquin, dans l’Adoro te, « a proféré une hérésie » et « qu’il ne s’est toujours pas rétracté » ? Ce serait absurde !
 
Si l’on continue à ausculter ce texte, on finit par ressentir un véritable malaise. Non seulement Mgr Tissier est tranchant et léger lorsqu’il s’agit d’attaquer le pape dans sa foi, mais il est lui-même très péremptoire dans certaines de ses affirmations, ce qui pose son discours aux limites de l’orthodoxie doctrinale. Je ne suis pas en train de le traiter d’hérétique ! Mais je constate que certaines affirmations doctrinalement téméraires sont de nature à fausser son propre jugement et que certaines expressions (en dehors même d’insultes du type de celle que nous avons citée plus haut : c’est bien pire que Luther) exigeraient d’être changées ou précisées.
Un véritable malaise
Premier exemple : Mgr nous explique que « la Fraternité n’est pas sédévacantiste ». Le pape est hérétique ? Qu’importe, il est pape : « En cas de doute, l’Eglise supplée au pouvoir exécutif ». Comme si le pouvoir du pape était – à l’instar de celui du président de la République française – un pouvoir exécutif ! Comme si l’Eglise avait jamais admis la distinction célèbre de Montesquieu, qui, en matière politique, reconnaît un pouvoir législatif, un pouvoir exécutif et un pouvoir judiciaire. Que cela corresponde à certaines tendances obscures du nouveau Code de Droit Canonique, soit. Mais que Mgr Tissier ait oublié l’enseignement de Cajétan sur le droit divin des papes et la doctrine catholique de la « plénitude de ses pouvoirs », cela est bien surprenant !
 
Autre exemple ! Avec assurance, Mgr Tissier commence l’interview par une mise au point sur la notion de communion ecclésiastique (qui n’est pas la communion sacramentelle, comme on sait, mais que l’on peut définir rapidement comme l’unité réalisée de l’Eglise catholique). « Le problème, déclare l’évêque, ce n’est pas la communion, qui correspond à l’idée stupide entretenue par les évêques depuis Vatican II. La communion n’est pas ce qui pose problème ; ce qui pose problème, c’est la profession de foi. La “communion” n’est rien. C’est l’invention du concile Vatican II. L’essentiel, c’est que les gens n’ont pas la foi catholique. La communion ne signifie rien à mes yeux. Ce n’est qu’un slogan de la nouvelle Eglise. La définition de la nouvelle Eglise est la communion, qui n’a jamais été une définition de l’Eglise catholique ».
Que l’on ne puisse ni ne doive définir l’Eglise exclusivement par la communion, cela est bien clair ! Une telle habitude, prise depuis le Concile, aboutit à privilégier l’orthodromie d’une praxis par rapport à l’orthodoxie. Mais que l’on infère de cette première affirmation claire que « La communion n’est rien. C’est l’invention du concile Vatican II », voilà qui me semble difficilement conciliable avec la théologie catholique. Ne serait-ce que du point de vue des faits, qui sont têtus comme chacun sait. Car l’unité de communion, dans l’enseignement de Cajétan (mort en 1534) par exemple, est distincte et de la profession de foi commune et de l’unité des fidèles “sub capite” (sous l’autorité de Pierre). Elle renvoie à cette charité surnaturelle qui unit entre eux tous les membres de l’Eglise. Il ne suffit pas d’avoir la même profession de foi pour être membres de la même Eglise, il faut encore que chaque membre « agisse comme une partie » de ce Tout surnaturel. L’“Agere ut pars” (le fait d’agir comme une partie dans un Tout) est le constitutif formel de notre appartenance à l’Eglise, dans la doctrine de Cajétan.
Sédévacantisme ?
Sans doute Mgr Tissier sait-il bien tout cela. Mais alors pourquoi son enseignement est-il si désinvolte dans sa forme ? On a l’impression qu’il veut donner une fausse image de la conception qu’il se fait de l’unité de l’Eglise, à force de radicalité anti-Vatican II.

Malaise ? Oui, j’ai dit malaise. D’autant plus que, plusieurs mois après sa diffusion, aucune autorité de la FSSPX n’est intervenue pour relativiser ce texte. Ce silence de Mgr Fellay et de son staff vaut-il approbation ? Il est à craindre que oui.
 
Oh ! Pas une approbation doctrinale, fondamentale. Mais il existe aujourd’hui au plus haut niveau dans la Fraternité un consensus pour repousser les accords avec Rome aux calendes grecques. Les complications pratiques auxquelles se heurteraient les supérieurs en cas d’accord suffisent à dissuader les responsables de tout accord, comme le montre bien la rhétorique immuable de Mgr Fellay (cf. notre numéro précédent). Il y a donc aujourd’hui une prime non-dite à tout ce qui rend cet accord impossible. Dans ce contexte qui est aussi celui d’un jeu de rôle à plusieurs personnages, l’un atténuant ou radicalisant l’autre, la critique féroce de Mgr Tissier, son injustice à l’égard de Benoît XVI et ses gros sabots théologiques étaient bien venus.
 
Cela représente-t-il un ralliement au sédévacantisme ? Assurément pas un sédévacantisme théorique, mais à une pratique qui, au nom de la profession de la foi, fait comme si le pape n’existait pas comme pape, mais seulement comme accusé et justiciable.

Echéances électorales
Le texte de Mgr Tissier de Mallerais dont nous proposons ici une analyse fondamentale comporte un volet électoral, qui a été abondamment commenté. Son Excellence rappelle que la FSSPX n’est pas faite pour être dirigée par un évêque : « Le plus normal est que ce poste de supérieur général aille à un simple prêtre ». On sait que, lors du Chapitre électoral précédent, il y a 12 ans, en 1995, les suffrages s’étaient portés sur Mgr Fellay en désespoir de cause, parce qu’aucun candidat ne parvenait à réunir la majorité requise des deux tiers. Cette année, la même difficulté risque de se présenter. De même qu’il y a douze ans, M. l’abbé Schmidberger avait “adoubé” Mgr Fellay, de même cette année, il semble impensable que le scrutin se fasse sans que d’une manière ou d’une autre la direction actuelle ne s’y retrouve. Dans les constitutions rédigées par Mgr Lefebvre, tout était très consciemment pensé pour empêcher les brusques changements d’orientation. La crise de l’Eglise avait fait réfléchir le fondateur sur les bienfaits du conservatisme…

Mgr Tissier de Mallerais est l'évêque qui m'a ordonné prêtre, le 24 septembre 1989, en la fête de Notre-Dame de la Merci pour le rachat des captifs. Ce sont des sentiments filiaux que je lui dois d'abord et je voudrais les exprimer ici très simplement. Ma critique au nom du magis amica veritas en est d'autant plus douloureuse. -- Abbé Guillaume de Tanoüarn