21 mars 2011

[Le Barroux - F. Louis-Marie, o.s.b.] Le bon grain et l'ivraie

SOURCE - Le Barroux - F. Louis-Marie, o.s.b. - Lettre aux Amis du Monastère - 21 mars 2011

Le film Des hommes et des dieux a mis admirablement en lumière la générosité de la communauté de Tibhirine. Grâce au jeu exceptionnel des acteurs (Michael Lonsdale notamment), le courage des moines apparaît dans toutes ses dimensions. Courage plein de lucidité : ils savaient ce qu’ils risquaient. Courage plein de charité : ils ne demeuraient là que pour servir. Au Père Christian de Chergé qui affirmait à un villageois que les moines restaient perchés à Tibhirine comme un oiseau sur la branche, le brave homme répliqua du tac au tac : « Non, les moines sont la branche ! Les villageois, eux, sont l’oiseau. » Le village ne devait sa stabilité qu’au monastère.
Comment aussi ne pas admirer les riches vertus du prieur de Notre-Dame de l’Atlas : soif d’absolu, don total aux autres, ascétisme, puissance de travail, vaste science, agilité d’esprit. Et quel courage ! Lorsqu’une certaine nuit de Noël, des membres du GIA armés jusqu’aux dents viennent chercher le Père Luc (médecin) pour soigner des blessés, le prieur leur tient tête et obtient leur départ par sa seule fermeté. Le Père Christian ne manquait pas non plus d’une grande clairvoyance dans certains domaines. Ainsi, il discernait bien la double menace qui pèse aujourd’hui sur le monde. À Poyo, en Espagne, au cours d’un congrès de pères abbés et mères abbesses cisterciens, n’a-t-il pas parlé avec lucidité de l’invasion menaçante de l’athéisme et de l’islam ?
Quoi qu’il en soit de toutes ces belles qualités, on ne peut suivre cependant le Père Christian en toutes ses initiatives et moins encore le prendre comme référence théologique pour le dialogue interreligieux. Il est évident que ce n’était pas un théologien. Il manquait pour cela de la structure philosophique nécessaire à une pensée cohérente. Son écriture coule bien.  Elle est aussi animée de splendides élans poétiques. Mais la poésie n’est pas de la théologie. Les raisonnements du Père de Chergé sont remplis d’équivoques et de sophismes. À Poyo, il déclare par exemple que Jésus est le seul musulman possible. Ailleurs, il affirme que le Coran est une épiphanie du Verbe. Il établit un parallèle entre Coran et Évangile en se fondant sur l’étymologie : « Coran » vient de la racine « proclamer » et Jean-Baptiste « proclame ». Voilà une « preuve » bien faible pour assurer que Jésus est « le Coran fait chair » ! Une autre affirmation du Père de Chergé risque de nourrir bien des équivoques : l’islam serait une autre voie pour aller au Dieu unique. Affirmation dangereuse. Est-il déjà si sûr que nous ayons le même Dieu que les musulmans ?
À ce sujet, j’ai fait, il y a quelques années, une expérience très éclairante. Je marchais dans une rue sombre. Un homme d’origine nord-africaine sort de sa maison et m’aperçoit. Il me jette un regard sombre et se met à m’accompagner en me dévisageant des sandales à la couronne. Voulant détendre l’atmosphère, je le salue : « Bonjour ! » Mais lui me répond avec énergie : « Dieu ne procrée pas ! » Il faisait allusion maladroitement au mystère de la Sainte Trinité. Pour lui, un chrétien ne se distinguait pas par ses habits ou par une coupe de cheveux originale, mais essentiellement par sa foi au Dieu « Père, Fils et Saint-Esprit ». Et il considérait cette affirmation comme un blasphème. Sa foi coranique l’obligeait à refuser que le Dieu unique puisse subsister en trois personnes. Elle se voulait négation farouche de ma foi chrétienne sur ce point essentiel. Le Coran et l’Évangile lui apparaissaient contradictoires dans leur message sur l’identité de Dieu. En reconnaissant en Dieu un Fils distinct du Père, j’introduisais un deuxième Dieu. J’étais un polythéiste. J’ai alors regardé mon barbu et je lui ai répondu que j’étais d’accord avec lui. Il en fut troublé… « Oui, Dieu ne procrée pas. Il engendre. Ce n’est pas la même chose. » Et je l’ai laissé avec cette porte ouverte sur le mystère… Nous adorons un Dieu qui n’est pas le Dieu fermé sur lui de l’islam. Notre Dieu est un abîme de vie : génération éternelle dans le sein du Père d’un Fils en tout semblable à lui et spiration de l’Esprit Saint qui procède du Père et du Fils.
Le carême approche. Vivons-le dans une union étroite à Jésus, vrai Fils de Dieu. Et prions notre Père du Ciel de nous donner avec plénitude son Esprit de force et d’amour afin qu’il nous protège de toute dhimmitude intellectuelle et affective. Un dialogue interreligieux mal mené peut devenir de la poudre aux yeux et servir à ce que le Père Christian de Chergé appelait lui-même « l’invasion de l’islam ». La moisson est abondante mais le maître manque d’ouvriers. Demandons avec insistance au Seigneur les ministres compétents dont l’Église a le plus grand besoin : personnes de courage et de culture dotées d’une solide structure mentale et d’un jugement éclairé. Dans la prière et le jeûne, obtenons enfin du Seigneur toutes les grâces de force dont ont besoin nos frères chrétiens d’Orient. Ils paient souvent de leur vie leur fidélité à leur foi en Dieu « Père, Fils et Saint-Esprit ».
+ F. Louis-Marie, o.s.b., abbé