27 février 2009

[Aletheia n°138] Les «traversées» d'un Jésuite - par Yves Chiron

Aletheia n°138 - 27 février 2009

Les «traversées» d'un Jésuite - par Yves Chiron

Le Père Jean-Yves Calvez, jésuite, né en 1927, a été, surtout un professeur : à partir de 1953, à la Faculté de philosophie de son ordre, à Chantilly ; à l’Institut d’Etudes politiques de Paris entre 1962 et 1997 ; à l’Institut catholique de Paris, au Centre Sèvres, à l’université jésuite de Washington et dans bien d’autres endroits dans le monde.

Son premier livre, paru en 1956, un énorme volume de 700 pages, La Pensée de Karl Marx, a été un best-seller et reste, aujourd’hui encore, une référence. Le P. Calvez est un des spécialistes de ce qu’on appelait jadis la « doctrine sociale de l’Eglise », il a accompagné toutes ses évolutions et son nouveau langage. En 1987, le P. Calvez a été, avec le cardinal Etchegaray et avec l’argentin Mgr Mejia (qui sera créé cardinal en 2001), un de ceux qui ont collaboré, avec Jean-Paul II, à la rédaction de l’encyclique Sollicitudo rei socialis.

Le P. Calvez a été aussi un homme d’appareil, naviguant, avec souplesse, dans les structures complexes de l’ordre religieux le plus centralisé de l’Eglise catholique. De 1967 à 1971, il fut le premier Provincial de France – regroupement des quatre anciennes provinces jésuites de France – , puis Assistant général du Supérieur général des Jésuites, le P. Arrupe, de 1971 à 1983.

Il livre un volume de mémoires sur trente années de vie jésuite (1958-1988)[1] Un ouvrage révélateur d’un esprit, qui a couru et qui court encore dans l’Eglise ; un ouvrage qui apprend beaucoup aussi sur les conflits qui ont opposé la Compagnie de Jésus à deux papes successifs, Paul VI puis Jean-Paul II.

On ne s’attardera pas à une méchanceté à l’égard de Mgr Lefebvre, dès le début du livre. Méchanceté ou rumeur rapportée comme un fait avéré, une calomnie en tout cas. Mgr Lefebvre, alors archevêque de Dakar, aurait manifesté « son allergie à la nomination d’archevêques africains dans les nouvelles capitales – trouvant les prêtres africains trop peu préparés » ; c’est cette « allergie » de Mgr Lefebvre qui aurait incité Jean XXIII à le relever de ses fonctions de délégué apostolique pour l’Afrique francophone (p. 22).

Un historien aussi peu suspect de complaisance à l’égard de Mgr Lefebvre que Jean Chélini a montré le contraire[2]. Sans parler de la gratitude qu’a toujours manifestée le cardinal Thiandoum à l’égard de Mgr Lefebvre qui l’avait ordonné prêtre et l’avait choisi pour lui succéder à Dakar.

Les « temps » teilhardiens

On sera plus attentif à l’idée qui court tout au long du livre : l’histoire, celle de l’Eglise comme celle du monde, est, selon le P. Calvez, une succession de « temps » qui, au final, constituent une ascension, une évolution vers le mieux ; malgré les moments de crises et les apparents échecs.

Teilhard de Chardin, qui n’a jamais été professeur dans les scolasticats ou facultés jésuites, a néanmoins influencé considérablement deux ou trois générations de jésuites par ses écrits (même diffusés clandestinement). Chez le P. Calvez, l’influence des écrits de Teilhard de Chardin, lus pendant les années de formation, a été décisive.

Tout au long de son livre, le prisme est celui de l’attention qu’il faut accorder aux « mouvements profonds » des temps successifs et des « adaptations » non moins nécessaires que ces temps exigent. Le temps devient ainsi une sorte d’hypostase qui s’impose aux hommes, qui emporte les plus conscients, les plus réceptifs, les plus ouverts, tandis que les autres essaient d’y résister.

Le P. Calvez, dans ce livre, n’emploie pas les concepts de la pensée teilhardienne, mais il relit sa propre histoire et l’histoire du monde dans un esprit teilhardien.

Les « temps » que repère le P. Calvez dans sa propre vie, temps qui s’accordent avec des moments importants de l’Histoire, rappellent les « temps » que Teilhard repérait dans toute vie et dans l’histoire, ce qu’il appelait aussi des « phases ».

Chez Teilhard de Chardin, la « transformation » et l’ « instabilité radicale in Christum » deviennent des chances :

« Il y a une infinité de vocations et, dans chaque vie, une infinité de phases. […] Il y a pour chacun de nous, un temps pour croître, et un temps pour diminuer. Tantôt c’est l’effort humain constructeur qui domine, tantôt c’est l’annihilation mystique. Ce qu’il importe de voir, c’est que ces saintetés différentes sont les nuances d’un même spectre. Toutes ces attitudes procèdent d’une même orientation intérieure, d’une même loi qui combine le double mouvement de la personnalisation naturelle de l’Homme, et de sa dépersonnalisation surnaturelle in Christo.

[…] Je ne confère aucune ”stabilité divine” à l’ordre naturel. Je dirais plutôt que cet ordre est caractérisé par une instabilité radicale in Christum, tout se trouvant en porte-à-faux, en tendance, sur le Centre actuel du Plérôme. Mais c’est justement par suite de ce porte-à-faux que le Christ a quelque chose d’un démiurge.[3]

À trois reprises, le P. Calvez a eu l’impression de vivre l’émergence de temps nouveaux :

- dans les années d’après-guerre, alors qu’il est jeune jésuite ;

- au concile (où il figure parmi les periti), philosophe et théologien qui commence à être reconnu ;

- en mai 68, alors qu’il dirige la Province jésuite de France depuis un an.

Il évoque ces trois temps sur le même ton enthousiaste, avec des images et des termes très proches :

L’après-guerre

« fin de la guerre, après-guerre bouillonnante ; dans l’Eglise de France : la mission ouvrière, Teilhard de Chardin, ses écrits circulant sous le manteau, la lettre du cardinal Suhard ”Essor ou déclin de l’Eglise ?”, si lue et si méditée. Un sentiment de nouveau, de renouveau, à ce moment là… » (p. 11).

• « c’était une période de grande effervescence. Dans l’Eglise : Suhard, Teilhard, ai-je dit ; également la mission ouvrière… Dans le monde aussi : l’existentialisme ! Sartre et Camus, Camus et Sartre. » (p. 11).

Vatican II

• « Quelle impression d’air plus léger, alors, de rajeunissement, de relecture de l’Evangile même, par les concrétions multiséculaures » (p. 23).

• « Souffle de l’Esprit. La Rome des années du concile, ce fut vraiment une grande Pentecôte, et l’Eglise universelle en acte » (p. 23).

Mai 68

• « Comme une aube de l’humanité. Car on voulait en somme tout recommencer de zéro. Recommencer la société tout à neuf » (p. 28).

• « il y avait bien, au début, la fraîcheur d’une aube, la légèreté de la brise d’un paradis terrestre » (p. 29).

Les « barrages »

A côté de Teilhard de Chardin, et de son « dynamisme ascensionnel », il y a eu l’influence de Hegel, de sa recherche d’un sens de l’histoire. Dans cette vision progressiste de l’histoire, tout ce qui n’est pas en syntonie est perçu comme un obstacle, comme un frein, comme un recul.

Ainsi, le P. Calvez oppose le « sentiment de nouveau, de renouveau », qu’il éprouve dans les années d’après-guerre au « gel » que Pie XII impose dans les années suivantes, aux « barrages » qu’il dresse, dans les dernières années de son pontificat, pour tenter d’endiguer, de retenir le cours de l’Histoire : « le pontificat de Pie XII dans sa dernière étape donne une impression de barrages de toute sorte : barrage à l’esprit, c’est mon sentiment, avec Humani generis et avec des interdictions prononcées contre Fourvière, de Lubac et ses compagnons, interdits d’enseignement, voire de publication : barrage aux initiatives pastorales d’autre part (l’affaire des prêtres-ouvriers, c’est en 1953). Il me reste, très fortes, toutes ces impressions de coups de barre, barrages et blocages. »

Même avec le recul du temps, le P. Calvez ne se détache pas de ses enthousiasmes ou de ses sentiments négatifs. Aujourd’hui encore, il garde la nostalgie de Mai 68 : « cette époque a eu aussi du positif, dans ses débuts surtout, de la fraîcheur ai-je dit, et je me départis difficilement de ce jugement » (p. 79).

C’est toujours à travers le prisme du progrès et de l’ « ouverture » que sont jugés les choses et les hommes ; même quand l’auteur évoque l’histoire tourmentée de la Compagnie de Jésus à partir des années 1965. Il cite longuement le père Arrupe, supérieur général de l’ordre, dont il fut le collaborateur proche pendant si longtemps – et la plume, parfois, peut-on deviner.

Il y aurait une analyse à faire pour comprendre comment les bouleversements extérieurs de nombre de congrégations religieuses, sciemment provoqués par certains ou acceptés par les autres, ont été spirituellement vécus. Ils sont apparus comme des épreuves à accepter pour des lendemains meilleurs dont on était en attente ; sans volonté ou espoir de revenir en arrière. Au contraire, l’interprétation spirituelle des événements légitimait, en quelque sorte, le fait accompli.

On ne citera, à titre d’exemple, qu’un extrait d’un écrit du P. Arrupe, en 1976 : « L’Eglise et la vie religieuse vivent aujourd’hui […] une condition d’exode gigantesque : sortie d’une culture, de conceptions, de sécurités, d’idéologies, d’un ordre social, sortie qui impose des ruptures et des désappropriations parfois violentes et très douloureuses, d’autres fois inconscientes, en vue d’inaugurer quelque chose de nouveau, d’inconnu, qui est en train de s’engendrer comme spontanément et hors du contrôle de l’homme [4]».

Cette vision de la vie de l’Eglise et de la vie religieuse a une tonalité nettement hégélienne.

L’exode est à la fois « individuel et collectif », écrivait le P. Arrupe, Dieu lui donne sens, dans l’attente de « la nouvelle terre promise ».

Dans cette perspective, tout retour en arrière ou même tout retour au centre est perçu comme une erreur. L’intervention décisive du Pape en 1981 – Jean-Paul II a nommé un délégué pontifical pour diriger la Compagnie de Jésus –, est racontée en détail par le P. Calvez, avec force circonlocutions (les « critiques que certains lui avaient faites à l’occasion des nombreux événements des années soixante-dix, la Compagnie ne les méritait au moins pas toutes »). Mais, au final, l’ancien Provincial de France, l’ancien assistant général du P. Arrupe, qui a été au fait de toutes les crises et difficultés de son ordre, n’admet pas la nécessité de l’intervention de Jean-Paul II : « Il demeure quelque mystère de cette intervention pontificale de 1981 ».

Significativement, – mais cela ne figure pas dans le livre – il accepte mal une autre intervention pontificale. Récemment, à l’annonce du décret levant l’excommunication des quatre évêques consacrés par Mgr Lefebvre, le P. Calvez a estimé : « il y a bien des problèmes dans cet événement ». Cette décision lui reste « en travers de la gorge », c’est sa propre expression[5].


NOTES

[1] Jean-Yves Calvez, Traversées jésuites. Mémoires de France, de Rome, du monde. 1958-1988, Cerf, 140 pages, 15 euros.

[2] Jean Chélini, L’Eglise sous Pie XII, Fayard, t. II, 1989, p. 130-131.

[3] Blondel et Teilhard de Chardin, correspondance commentée par Henri de Lubac, Beauchesne, 1965, p. 34.

[4] P. Arrupe, Ecrits pour évangéliser, cité page 96-97.

[5] Réaction publiée sur le site Croire.com.